Interview de Brigitte : Un demi-siècle d’expérience de vie avec le spina bifida
La finalité de la quête d’une intégration sociale réussie ne serait pas, à mon sens, de viser l’assimilation -dans le sens d’homogénéité-, par rapport au milieu, quel qu’il soit. Il s’agirait plutôt d’une démarche constante faite d’observation, de négociation et d’interaction face à face avec l’environnement tant humain que topographique dont il s’agit de concilier…
La finalité de la quête d’une intégration sociale réussie ne serait pas, à mon sens, de viser l’assimilation -dans le sens d’homogénéité-, par rapport au milieu, quel qu’il soit. Il s’agirait plutôt d’une démarche constante faite d’observation, de négociation et d’interaction face à face avec l’environnement tant humain que topographique dont il s’agit de concilier les limites et les ressources avec les nôtres. Une discipline en quelque sorte exigeant imagination, créativité, audace parfois, gestion de ses craintes, énergie pour gérer et dépasser l’expérience de l’échec, et du repos, des occasions de se ressourcer.
Cette route jalonnée de doutes, de peurs, satisfactions, de rage de l’envie parfois de renoncer débute dès l’enfance dans la famille, à l’école et se poursuit à l’âge adulte : avec la mise en place de moyens pour avoir un mode de vie avec le plus d’indépendance possible (avec une assistance adaptée si nécessaire), la recherche de moyens de subsistance, la construction d’un réseau de relations et la vie affective.
A chaque étape de notre vie, nous devons rester conscients de ce que nous avons besoin d’autres moyens que les autres, non pas pour être comme tout le monde, mais bien pour accomplir qu maximum ce que les autres accomplissent, obtenir ce que à quoi nous avons aussi droit. Par exemple, nous avons besoin de plus de temps, d’espace, de « chemins détournés », plus de collaboration souvent, …
C’est de cette manière que je définirais le droit à la différence, C’est aussi ce que nous devons communiquer. Les « bien-portants » ne l’entendent pas toujours de cette manière. Nous sommes dans une société où tout tend de plus en plus à être standardisé pour simplifier, tout doit aller vite, on veut les bonnes réponses avant même de se poser des questions. L’apparence de la différence fait peur, représente une menace, celle peut- être d’en être aussi atteint ? Aussi la différence demande un effort d’adaptation.
Face à cela, j’ai trop souvent culpabilisé, tenté de rassurer l’autre, soit en me faisant beaucoup trop discrète, effacée, soit en prenant exagérément en charge, à la fois, mes difficultés et le besoin de l’autre d’être rassuré : « non, je ne vais pas trop vous en demander ! ». Je pense, en effet, que l’obstacle que l’autre tente d’éviter est d’ « être pompé »par l’obligation d’assister et dès lors de ne pas être pris en compte. La parade que j’ai trop souvent utilisée, consistait à montrer le plus possible que, moi aussi, je pouvais être utile aux autres; avec le résultat négatif que j’avais souvent à faire avec des personnes de nature dépendante, manquant d’esprit d’initiative.
C’était un mauvais moyen de me rassurer. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pris conscience du fait que je devais changer mon fusil d’épaule si je voulais me prendre en charge de manière vraiment efficace, utiliser mes propres ressources davantage pour moimême afin de tisser un réseau de relations positives faites d’échanges, de solidarité, d’enrichissement commun et réciproque. Actuellement, lorsque je demande un service, (exemple: m’aider à entrer la voiturette dans l’auto), je demande à la personne si elle aurait » d e u x m i n u t e s » p o u r m ‘ a i d e r .
Les premiers pas de l’intégration : la famille
L’intégration au sein de la famille nécessite que le handicap et la personne qui en est atteinte soient reconnus et acceptés. Cela implique que la différence le soit et que la personne et le handicap ne soient pas assimilés, englobés, confondus: ce sont deux réalités distinctes. Ce qui, je n’en doute pas, n’est pas évident pour les jeunes parents, ni pour les frères et soeurs, qui pourraient risquer, dans un premier temps, de voir leurs propres besoins relégués au second plan. Un enfant avec un handicap a plus besoin de temps et d’attention, il est là en plus du handicap. Je pense qu’il est important pour les parents de pouvoir déléguer une partie leur lourde tâche et de pouvoir ménager des « respirations » en dehors de contexte.
Comment pouvoir trouver la bonne mesure dans les relations avec les autres enfants pour ne pas susciter l’animosité vis-à-vis de celui qui a le handicap, pour ne pas non plus être trop exigeants envers les uns et les autres, créer en somme un milieu positif pour chacun ?
Il ne m’appartient pas ici de donner mon avis, je ne suis pas parent ni d’enfant handicapé, ni autre. Le sujet sera probablement abordé lors d’une prochaine de nos rencontres avec des personnes ayant un regard extérieur et le recul nécessaire par rapport à l’expérience d’autres familles.
Je ne peux dire qu’une chose: c’est que pour moi, le contexte familial a été une expérience éprouvante, j’ai manqué d’ouverture vers l’extérieur et d’encouragements. Je me suis battue fort seule pour tirer parti de ma situation et gagner ma liberté. Ma ressource essentielle était la rêverie: « quand je serai grande … », je me projetais dans l’avenir sans points de repère ou de comparaison encourageants. J’avais fort peu d’occasion de contacts avec d’autres enfants dans ma situation, ceux que j’avais avec des adultes étaient plutôt déprimants: je les rencontrais à l’hôpital où j’allais tous les jours en rééducation: il s’agissait soit d’accidentés de fraîche date ou de victimes de la récente épidémie de polio.
MAIS, UN JOUR… alors que nous étions en vacances en camping, un Anglais a débarqué dans le camp avec sa MINI, sa tente et … SON F A U T E U I L ROULANT : la révélation pour moi de ce qui pouvait être possible. Cela m’a poussée en avant: plus tard, je vivrai aussi indépendante: je conduirai, j’aurai mon logement… Comment je m’y prendrai ?. .Je ne faisais pas de plans, j’imagine que cette image encourageante a imprégné mon subconscient qui a fait, qu’au jour le jour j’ai mis au fil du temps les choses en place tant bien que mal. J’ai conservé de ce souvenir l’habitude de me dire que ce qui est possible pour d’autres dans une situation similaire à la mienne peut l’être aussi pour moi. Merci au hasard de cet été des années ‘60. D’autres rencontres de ce type se sont encore présentées par la suite tout aussi déterminantes.
Ma découverte de l’école
Ma scolarité a débuté assez tard. Ce fut en fait seulement à cinq ans et demi que j’ai pu découvrir un environnement duquel mes parents étaient absents. J’avais été jusqu’alors fort renfermée. La famille était fort repliée sur elle-même, mes oncles, tantes, cousins,.. .du côté de ma mère vivant en France, tandis que du côté de mon père, originaire de la partie germanophone du pays, on ne parlait que le patois. De plus, entre trois et cinq ans, j’ai vécu immobilisée, suite à une opération pour luxation d’une hanche, couchée, plâtrée des pieds jusqu’à la taille. Les suites de cette intervention furent un échec. A ma « libération », j’étais animée par le besoin de compenser l’inactivité subie. Je me déplaçais en rampant à terre, ou sur mon postérieur qui me servait aussi pour monter ou de cendre les escaliers. Je voulais sans doute montrer de quoi je pouvais être capable, peut-être aussi rassurer mes parents suite à l’opération : la station debout n’étant pas plus possible qu’auparavant, je me déplaçais quand-même !
L’occasion de faire ma première bêtise n’a pas tardé à se présenter ! Du balcon, j’aperçois des gamins qui attendent mon frère à la sortie de la maison avec des pistolets à eau. Je galope, prends un récipient dans l’armoire la plus basse de la cuisine pour aller ensuite puiser de l’eau dans le W.C. pour, enfin la verser sur la tête des ennemis que j’avais imaginés très dangereux. Très fière de mon exploit je m’attends à des félicitations. Je reçois un « savon »; la raison en étant qu’un voisin aurait pu sortir de la maison à ce moment-là. Résultat: je suis envoyée à l’école le lundi « pour apprendre de bonnes idées ».
J’imagine que le terrain avait dû être préparé par l’institutrice, car je n’ai pas eu à subir de désagréments dus à la réaction de mes condisciples. La peur sans doute d’avoir été abandonnée, j’ai un gros chagrin à 11 heures trente, lorsque la cloche sonne et que ma mère n’est pas là ! L’institutrice décide alors que dorénavant, un camarade attendra avec moi.
A l’école primaire, l’accès aux classes ne m’est possible que si ma mère me porte, de même, parvenir à la cour de récréation ne m’est pas possible. Je reste donc en classe tandis que les autres enfants se disputent pour rester avec moi, l’institutrice décide que ce sera chacune son tour, par ordre alphabétique: je n’ai donc pas vraiment le choix de mes amitiés. Par la suite, j’entre alors en troisième année, de nouvelles classes sont construites, toutes au rez-de-chaussée, je peux alors aller aussi en récréation dehors et partager les jeux des autres : je tourne la corde à sauter avec une autre enfant, rondes, autres jeux, …
Au début, ma mère venait à la pause de dix heures pour me changer. Par la suite, cela a été jugé non indispensable : moyennant le fait de boire le moins possible le matin, je pouvais attendre onze heures trente, le moment de rentrer dîner, sans trop de problème.
Je n’ai pas rencontré trop d’obstacles majeurs à mon intégration pendant ma scolarité. Durant les trois premières années des humanités j’ai bénéficié de l’aide de camarades pour les changements d’étages; ensuite, j’ai poursuivi dans une école pourvue d’un ascenseur.
A dix-neuf ans, je rêve plus que jamais d’indépendance. Je me sens toujours aussi à l’étroit dans mon quotidien où l’ouverture vers l’extérieur n’est toujours pas favorisée. Je pensais, alors, que la solution serait que je fasse des études supérieures, ce qui n’était possible que dans une autre ville, donc en internat. J’entreprends alors un graduat en logopédie à Liège.
Je me sens pousser des ailes : j’entreprends la réalisation de mes rêves. Je m’épanouis, me sens, et deviens de plus en plus autonome, mais subsiste toujours le doute: et après ? …Je voudrais expérimenter mon potentiel d’autonomie plus avant. Les études passent au second plan de mes préoccupations : je suis fort anxieuse par rapport à mon avenir, je voudrais plus d’assurance! J’ai mon permis de conduire, une voiture adaptée, mais ma mère ne conçoit pas que je fasse la route seule le lundi et le vendredi et continue donc à me conduire à Liège.
Je suis découragée quant à la bonne fin de mon projet d’évasion de ce milieu familial étouffant : j’échoue aux études… Au cours de ces années, j’ai pu faire la connaissance d’une personne beaucoup plus handicapée que moi qui vit en appartement et qui est organisée afin d’avoir les aides nécessaires pour assumer au mieux le quotidien dans un immeuble conçu pour uniquement des personnes à mobilité réduite « Voilà ma solution ! « . Je me renseigne donc, mais il s’avère que je ne remplis pas les conditions. Je fais alors la demande pour un appartement dans le complexe d’habitations sociales de Droixhe (Liège) là où l’accès ne devrait pas poser de problème.
Le 2 janvier 1974, j’ai alors presque 23 ans, je suis chez moi, libre! L’inconscience a été ma force, je n’avais jusqu’alors jamais déambulé seule à l’extérieur, ni traversé une rue, ni fait de course et démarche seule. C’est dur ! Comme si la fatigue de tant d’années de doutes, de peur, de questionnement me tombait dessus. Petit à petit l’oiseau fait son nid, j’expérimente mes ailes, les paysages les plus prometteurs, les plus hostiles aussi. Je reprends des études, toujours avec l’aide des condisciples pour les escaliers, je me bats, c’est parfois dur, mais, j’ai remporté une victoire.
Au sujet du logement
Il me paraît primordial qu’un logement soit rendu le plus rapidement adapté pour un enfant handicapé. Ce n’est sûrement pas aisé lorsqu’on est locataire: il s’agit d’obtenir les autorisations de la part du propriétaire, l’être soi-même est un atout! Il en va de même à l’âge adulte. Les appartements conçus pour personnes handicapées dans des immeubles avec aide à la vie journalière me semblent être des ghettos, des solutions d’attente dans la mesure du possible, mais absolument positives, constructives.
Pouvoir être propriétaire est bien-sûr de loin la meilleure solution! Ce n’est qu’après avoir longtemps prospecté que j’ai pu trouver un appartement à louer dans un immeuble dépourvu de marche au seuil d’entrée, et dont l’ascenseur est suffisamment spacieux. L’information auprès des architectes serait une démarche de sensibilisation intéressante, mais aux résultats fort aléatoires me semble-il, si l’on pense à la loi datant de 1974 qui exige l’accessibilité aux endroits publics.
L’obtention des moyens de subsistance
La situation est loin d’être des pires dans notre pays en ce qui concerne l’obtention d’allocations de remplacement tandis que l’accès au travail; c’est une autre histoire ! Il en va de même pour l’enseignement traditionnel. Dans les deux cas il sera d’abord conseillé d’envisager le milieu protégé ou spécialisé. Bref, le cloisonnement et le peu de possibilité d’en sortir !
Pour ce qui est de la recherche d’un travail, même si l’on a les compétences requises, faire valoir ses capacités professionnelles en rédigeant son C.V. est une chose, obtenir une réponse si l’on a spécifié qu’on a un handicap en est une autre ! Ce fut le cas lorsque je me suis présentée à l’ONEM : il m’avait été conseillé de taire ma situation ! Quid alors de l’accueil de l’employeur potentiel lors de l’entretien d’embauche ? … Les conseilleurs n’étant pas les payeurs : pas de réponse.
Comme pour la plupart des situations que nous vivons au quotidien, je pense qu’il s’agit d’amener l’autre à avoir un regard des plus objectifs sur nous. Montrer au maximum qu’outre nos limites, nous avons la volonté de tenter autant que faire se peut de les dépasser, que nous avons aussi des capacités. Tout cela demande du temps pour la négociation, l’employeur n’en dispose pas vraiment !
Si je m’en réfère à mon expérience, je dirais que la solution peut être l’utilisation du relais de relations personnelles, le piston, l’ami qui « connaît quelqu’un », qui a parlé de nous en dédramatisant la situation. La quête d’un emploi est dans notre situation un travail en soi, que la conjoncture actuelle ne facilite pas. Je n’ai occupé que trois postes de travail : pour le premier, impatiente, je me suis trop « précipitée » : il y a eu malentendu entre l’employeur et moi au sujet de ses attentes et de mes compétences qui ont été sous-évaluées. Mon deuxième emploi (de bureau, réservé à des personnes handicapées) m’a valu de souffrir énormément du dos, vu que je tapais à la machine toute la journée. C’était fort important dans mon esprit de tout faire pour m’insérer par le travail. Quand j’ai demandé au chef de service pour varier les tâches afin de ménager mon dos, sa réponse ne fut autre que de me dire d’arrêter quand cela n’allait pas! Imaginons la réaction des collègues en pareil cas, cela n’est pas propice ni à la bonne entente, ni à l’acceptation au sein d’une équipe !
Au cours de mon congé de maladie, une connaissance m’a fait savoir que l’on cherchait quelqu’un au service social où il était lui-même occupé: je n’ai pas hésité, j’ai quitté l’administration pour un emploi certes moins sûr, mais où je me sentais pleinement utile, même si ce n’était que pour un contrat d’une durée d’un an.
Conclusion
J’en suis venue à me dire que la réponse à la volonté de se rendre utile se trouve davantage au niveau des possibilités offertes par le bénévolat. C’est ainsi que j’ai pu trouver des satisfactions en faisant du baby-sitting, du rattrapage scolaire, la lecture à un monsieur non-voyant , de l’alphabétisation auprès de femmes turques. L’accès aux loisirs : Je ne suis pas une « femme d’intérieur », pas plus que casanière ! J’ai besoin de bouger et, curieuse de beaucoup de choses, j’ai souvent envie d’aller voir ce qui se passe çà et là. Encore des réalités qu’il s’agit de concilier.
L’accès aux loisirs
constitue un des volets de la vie quotidienne qui ont le plus évolué dans un sens positif au cours de ces quinze dernières années environ. Les choses ne vont pas toujours de soi non plus. Ici aussi il s’agira de se montrer, de dialoguer, de négocier pour se renseigner au préalable quant aux possibilités. Une salle de spectacle, un lieu de rencontre ou de réunion peut être atteint via un monte-charge utilisé à d’autres fin, ou via une porte inutilisée habituellement par le public, la demande pour un local au rez-dechaussée peut être envisagée le cas échéant.
Quelques conclusions au stade actuel de ma route
Prendre part activement à la vie en société pour une personne handicapée demande à mon avis un entraînement précoce, avant que la peur, les doutes ne prennent le pas sur l’enthousiasme; et aussi pour que la découverte des potentialités constitue un encouragement au désir de se dépasser. Aussi, je pense que plus on fera « partie du décor », et plus les réticences des autres s’atténueront, et plus aussi, des efforts se feront au niveau de la disparition des barrières architecturales et aussi psychologiques, du moins on serait en droit de le supposer.
Osons, dans notre quotidien, demander, une aide pour franchir la bordure d’un trottoir, pour entrer une voiturette dans l’auto, pour obtenir le pot de confiture préférée qui se trouve sur le rayon supérieur, … Petit à petit, les réalités de notre situation entreront dans l’esprit des autres; autant de graines semées dans les mentalités pour obtenir, petit à petit plus de facilité à accéder à ce à quoi, nous aussi, avons droit.
Des acquis, il y en a eu par rapport à il y a une trentaine d’années : des toilettes accessibles, des trottoirs abaissés, des emplacements de parking, des rampes… Des progrès considérables ont été effectués au niveau des voiturettes : plus de choix, moins de poids, mieux adaptées aux difficultés personnelles, idem au sujet des adaptations des véhicules.
A chaque occasion qui se présente, exprimons nos besoins, suggérons des moyens. Montrons-nous, nous-mêmes, nos limites, notre détermination à les gérer si possible sans agressivité gratuite. Quand « la moutarde nous monte au nez », faisons-le savoir, expliquonsnous. Nous avons nous aussi le droit de vivre notre vie le plus conformément possible à nos aspirations. C’est ce que je souhaite pour chacune et chacun d’entre vous, avec le moins d’embûche possible.
Bien à vous.
Témoignage de Brigitte R.